Où sont vos parties du corps ? L’hétérotopagnosie – LMB #19

Vous êtes médecin, et on vous présente M. H, un patient au problème très bizarre : il aurait du mal à pointer du doigt certaines parties du corps humain. Pas du genre à tout gober, vous lui faites faire quelques tests. Vous demandez à M. H de pointer du doigt votre nez. M H lève la main doucement vers vous mais pointe finalement le doigt vers… son propre nez. Vous recommencez l’expérience une 2e fois, même résultat. Vous recommencez l’expérience dix fois, 100 fois, en changeant la partie du corps à pointer. À chaque fois même résultat : M. H montre ses propres parties du corps à la place des vôtres. Parfois, il ajoute un commentaire étrange comme “votre nez se trouve derrière mon nez”. Et vous sentez qu’il n’est pas en train de se foutre de votre gueule : à chaque réponse, il devient de plus en plus mal à l’aise et anxieux. Vous décidez de faire quelques tests en plus pour mieux comprendre son problème.

D’abord, vous vérifiez qu’il s’agit bien d’un trouble du pointage spécifiquement. Vous demandez à M. H de nommer, et pas pointer, la partie du corps qui se trouve au milieu de votre visage : il répond “le nez”, ce qui est, vous aurez appris quelque chose, la bonne réponse. Il ne s’agit donc pas d’un problème de connaissance des noms des parties du corps. Vous demandez aussi à M. H d’attraper votre jambe : pas de problème, M. H attrape votre jambe. Il sait où est la jambe, et peut faire le geste de tendre le bras vers elle, il ne s’agit donc pas d’un trouble moteur.

Vous vérifiez ensuite qu’il s’agit bien d’un trouble du pointage des *parties du corps* et pas d’autres objets. Pour ça, vous demandez à M. H de pointer du doigt la peluche de panda sur votre bureau : pas de problème, M. H sait faire. D’ailleurs, Mr H peut montrer n’importe quel objet, qu’il soit dans la pièce, sur son corps ou même sur vous-même, comme c’est le cas de vos lunettes.

Vous vérifiez enfin qu’il s’agit d’un trouble du pointage des parties du corps *des autres* uniquement. Vous demandez donc à M. H de pointer du doigt son propre nez : aucun problème non plus pour ça.

Plus de doute possible : vous avez en face de vous une personne qui souffre d’hétérotopagnosie, un trouble aussi rare que son nom est compliqué. Ce trouble survient après une lésion dans une région du cerveau à peu près ici, à l’arrière, en haut à gauche. C’est un trouble qui a quatre spécificités. D’abord, c’est un trouble de la communication, parce que quand on montre du doigt quelque chose, on montre toujours du doigt quelque chose *à* quelqu’un. Pointer du doigt est par nature un acte communicatif, donc le trouble de M. H est un trouble de la communication. Deuxièmement, c’est un trouble de la communication *par le pointage*, pas un trouble de la communication verbale, car M. H sait nommer les parties du corps. Troisièmement, c’est un trouble de la communication par pointage des *parties du corps* uniquement, car M. H peut pointer les objets. Et quatrièmement, c’est un trouble de la communication par pointage des parties du corps “des autres” uniquement, car M. H peut pointer son propre corps.

Ce qui est formidable avec ce trouble et sa quadruple spécificité, c’est qu’il montre bien que notre cerveau fait en permanence plein de choses qu’on ne soupçonne même pas. On a des régions dans le cerveau qui sont spécialisées pour pointer du doigt les parties du corps des autres, et pas autre chose. Ce qui est fou aussi c’est comment la performance des patients atteints s’améliore plus la cible devient non-humaine : si vous demandez aux patients de pointer un homme directement, ils réussissent très rarement comme on l’a vu, 1 fois sur 10 en moyenne, mais si c’est une photo d’un homme, il réussissent plus souvent, 2 fois sur 10, si c’est une poupée ils réussissent 5 fois sur 10, et si c’est le dessin d’un homme ils réussissent à tous les coups.

Enfin, sachez que beaucoup de recherche est faite sur le pointage du doigt en psychologie, parce qu’il semble en grande partie spécifique à l’espèce humaine, et qu’il marque une étape essentielle dans le développement de nos capacités sociales. Dès l’âge de un an, les bébés pointent du doigt couramment pour attirer l’attention de leurs parents. Les enfants autistes par contre ont souvent des difficultés pour pointer même à l’âge de 18 mois, on se sert donc de ça comme d’un indice pour diagnostiquer l’autisme précocément. On a aussi remarqué que les chimpanzés ne pointent jamais du doigt dans la nature, par contre, et c’est là que ça devient intéressant, en captivité les chimpanzés se mettent à pointer du doigt, par exemple vers de la nourriture hors de leur portée pour qu’un homme vienne les aider à l’attraper. Ce qui montrerait que l’environnement social est très important pour apprendre ce geste. On n’est pas à deux doigts d’avoir tout compris sur le pointage.

 

Sources :
Littérature scientifique :
Sur le pointage chez les enfants et grands singes :

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