Et si vous préférez le texte :
En 1992, l’anthropologue Robin Dunbar remarque que différentes espèces de primates forment des groupes de taille différente dans la nature. Il se demande si la taille de ces groupes est plutôt déterminée par l’abondance de nourriture dans l’environnement ou par des facteurs génétiques. Pour chaque espèce, il calcule un indicateur qu’on appelle le rapport du néocortex : c’est le rapport entre la taille du néocortex, une région particulière du cerveau, et le reste du cerveau. Il remarque que quand on place ce rapport du néocortex sur un axe, et sur un autre axe la taille des groupes, les points sont très bien alignés : plus une espèce a un rapport du néocortex grand, plus elle vit dans un grand groupe.
Dunbar regarde ensuite où l’Homme se situe sur cette figure. L’Homme a un rapport du néocortex exceptionnellement grand chez les primates, égal à environ 4. En plaçant cette valeur sur le graphique, on peut connaître la taille de groupe maximal pour l’Homme : 148, que l’on arrondit souvent à 150. Cette limite de 150, c’est le nombre de Dunbar, le nombre maximal de personnes avec qui vous pouvez maintenir des relations sociales stables. Par relations sociales stables on n’entend pas des personnes que vous avez croisées une fois en soirée et que vous avez ajoutées sur Facebook, ni des ami·e·s de lycée que vous n’avez pas revu·e·s depuis des années. On parle de personnes que vous fréquentez encore régulièrement, et dont vous savez quelles relations elles entretiennent avec tous vos autres ami·e·s. Si Dunbar a raison, vous ne pouvez pas avoir plus de 150 telles relations, peut-être 200 pour faire large, mais quoi qu’il en soit l’idée c’est que vous ne pouvez pas cumuler les ami·e·s à l’infini : il existe une limite cérébrale à cela.
En cherchant un peu, on trouve pas mal d’exemples du nombre de Dunbar : les villages de sociétés traditionnelles comprennent en moyenne 100 à 200 personnes ; en entreprise, une règle informelle semble fixer à 150 la taille limite des groupes pour les échanges efficaces d’information ; dans l’armée, les romains regroupaient leurs soldats en unités tactiques de 120 hommes environ, et de nos jours encore une compagnie comprend généralement entre 100 et 200 soldats.
Dunbar précise que normalement, cette limite est surtout valide pour les groupes qui ont vraiment intérêt à rester ensemble, comme dans l’armée ou les sociétés traditionnelles. Mais on a aussi cherché le nombre de Dunbar sur les réseaux sociaux : sur Facebook, le nombre médian d’amis est d’environ 200, et même les personnes qui ont des milliers d’amis n’interagissent régulièrement qu’avec un petit nombre d’entre eux. Sur Twitter, une étude a montré qu’au-delà de 150 à 200 abonnements, on ne peut plus continuer à avoir de nouvelles relations de qualité sans pour autant négliger ses anciennes relations, sans se mettre à répondre moins souvent aux tweets par exemple.
De façon plus générale, le nombre de Dunbar est intéressant parce qu’il nous rappelle que bien qu’on vive maintenant dans des villes de millions d’habitants, on a gardé une psychologie de primates adaptée à la vie en petits groupes. C’est même une question de recherche actuelle de savoir dans quelle mesure certains troubles sociaux ou psychologiques modernes peuvent être dûs à notre psychologie inadaptée pour la vie en grands groupes. Peut-être que toute bonne utopie sociale devrait commencer par s’intéresser à la taille des sociétés qu’elle propose.